Fais bien attention à ce fait : qui sont les personnes en situation de handicap que tu vois sur les plateaux TV, dans les medias en général, sur scène ?
Globalement : des humoristes et des personnes d’exception.
Des athlètes genre à qui il manque les bras et qui font le tour du monde à la nage.
Des gourous internationaux de la motivation à qui il manque les 4 membres.
Des champion.ne.s de sport physique ou cérébral, qui gagnent des médailles et des records.
Des humoristes dont les one-(wo)man shows décapants sont basés sur l’autodérision, et la dérision.
Être hilarant ou/et exceptionnel, voilà les conditions pour être entendus, vus, éventuellement écoutés, quand est handicapé.
Parce qu’un.e handicapé.e lambda, ça ne fait pas bander l’audimat. C’est un non-sujet. Des citoyens invisibles.
Or, ces personnes, bien que d’exception, font-elles vraiment passer un message sur le handicap, l’inclusion ? Je veux dire, le message est-il entendu ? La société progresse t’elle, grâce à « la force de l’humour » et la « mise en perspective » qui rend humble le non-handicapé ?
Je crois malheureusement que non.
Ecoute bien ces échanges, ces plateaux. Fais attention. Ces personnes d’exception suscitent des commentaires admiratifs pleins de points d’exclamation de la part des journalistes et des spectateurs : « Voilà un homme qui nous fait oublier son handicap !, « Cette femme nous fait remettre les choses en perspective ! », « Si il/elle peut le faire, nous pouvons tou.te.s le faire, allons-y ! », « Ah oui, la force de l’humour, on peut tout faire passer avec de l’humour, quel moment exceptionnel d’émotions ! ».
C’est ça qui est perçu par les non-handicapés. Tout tourne autour de vous : ce que nous vous apportons en plaisir, stupéfaction, adrénaline, émotions, remise en question. Pour vous, et votre vie. Nous sommes comme les bouffons du roi, nous sommes vos entertainers.
Cela me fait penser à ces 2 amies que j’avais, il y a longtemps, restées en France alors que je vivais dans d’autres pays. A chaque fois que je rentrais en France nous nous accordions une soirée ensemble. Jusqu’à ce soir où l’une d’entre elles s’est calée bien confortablement dans la chaise du bistrot, comme au cinéma, le cocktail à la bouche, et m’a dit : « Allez, vas-y, raconte les derniers délires de ta vie, on va bien se marrer ce soir ». Je suis partie. Parce que non, je ne suis pas ta bouffonne, ma vie n’est pas une série de sketches, mon parcours atypique n’est pas une partie de plaisir. Il est le résultat de contraintes liées à mon handicap. Et j’en souffre. Je n’ai pas changé de métier et de pays si souvent uniquement par besoin de nourrir mon cerveau, par “délire” personnel. J’ai désespérément cherché ma tribu pendant des décennies. Je suis repartie de zéro tant de fois, parce que c’était une question de survie. Littéralement. Le taux de suicide des autistes est 9 fois supérieur à la moyenne, tellement c’est difficile de vivre parmi vous. A chaque fois j’en ai bavé, je me suis débrouillée seule, malgré ma condition. A chaque fois j’ai bravé l’incompréhension, les jugements (par exemple, vendre des tatouages au marché hippie d’Ibiza, quelle honte quand on a fait HEC). J’ai perdu des ami.e.s, j’ai bousillé mon CV. Par obligation.
Alors non, je ne suis pas un spectacle, ma vie n’a pas pour objectif d’alléger la tienne, de te donner du plaisir, de t’amuser.
Et parlons de l’humour.
A force d’auto-dérision, on se décrédibilise, on abîme le sujet.
Comme l’a très bien dit l’humoriste et actrice (et autiste Asperger) Hannah Gadsby dans son show Nanette (2018, Netflix) : « L’autodérision est l’expression d’une personne qui n’existe qu’à la marge. Ce n’est pas de l’humilité, c’est de l’humiliation. »
Hannah Gadsby a depuis décidé d’arrêter l’humour pour parler des discriminations liées à son orientation sexuelle. Parce que c’est trop douloureux, et on ne peut pas rire de tout :
“I’ve built a career out of self-deprecating humor. I put myself down in order to speak, in order to seek permission to speak. And I simply will not do that anymore — not to myself, or anybody who identifies with me.”
Je le constate également sur ma page FaceBook (et tant d’autres pages): tant que je publie des memes drôles, sarcastiques, spirituels, décapants, hilarants, je suis audible. Likes, commentaires, réactions, sentiment de communauté.
Dès que je publie un lien vers un article sérieux sur l’autisme, il n’y a plus personne. L’algo de FB ne distribue pas (genre : 15 sur les plus de 1000 personnes qui suivent ma page), et c’est le calme plat.
Commentaire récent d’une follower : « Tu me rends joyeuse, Louve Joyeuse ». Tant mieux ! Mon truc c’est d’ailleurs l’autisme positif. Mais ce n’est pas QUE ça ! Je ne suis pas QUE une saltimbanque des mots, j’aimerais qu’on prête attention au fond aussi, de temps en temps. Et être écoutée sans avoir à être exceptionnelle.
On ne devrait pas avoir à se tourner en dérision en permanence et vous faire rire pour être calculé.e.
On ne devrait pas être champion.ne du monde de quoi que ce soit pour être considéré.e comme un être humain à part entière, “malgré notre handicap”.
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